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Demandeurs d’asile: des enfants laissés-pour-compte par Québec?

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Depuis quatre ans, les demandeurs d’asile n’ont plus accès aux garderies à 8,50 $, une décision de Québec contestée devant les tribunaux qui rallie contre elle nombre d’experts et d’intervenants communautaires, ainsi que la « mère des CPE », Pauline Maroi
Author: 
Marceau, Julie
Format: 
Article
Publication Date: 
19 May 2022
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EXCERPTS

« C’est pas facile, il est vraiment attaché à moi. Quand il voit un étranger, il a peur », s’empresse de nous expliquer Delma* (nom fictif) lorsque nous entrons chez elle.

Cette mère haïtienne, dont nous avons choisi de protéger l'identité, s’occupe seule de sa fille de 9 ans et de son fils de 2 ans. Delma a fui Haïti en février 2021, à la suite de menaces de mort.

« J’ai failli y laisser ma peau », raconte-t-elle.

Delma est une «demandeuse d’asile», c’est-à-dire une personne en attente d’un statut de réfugié dans le but de devenir une citoyenne québécoise.

Elle a son permis de travail et sa formation de préposée aux bénéficiaires. «J'aimerais travailler dans un CHSLD». Mais elle n’a pas les moyens de se payer une garderie privée à 40 $ ou à 50 $ par jour. Depuis quatre ans, les demandeurs d’asile n’ont plus accès aux garderies à 8,50 $.

« J’ai connu des centaines de demandeurs d’asile. Personne ne souhaite quitter sa famille, ses amis, sa société d’origine sans raison», explique la travailleuse sociale Maryse Poisson.

Maryse est directrice des initiatives au Collectif Bienvenue, un organisme de collecte et de distribution de dons pour les familles migrantes les plus vulnérables : les femmes enceintes et les mères monoparentales avec de jeunes enfants. Ces jours-ci, l’équipe ne répond tout simplement plus à la demande.

« On a besoin de chaudrons pour cuisiner, de matelas pour dormir, de vêtements pour bébés, de poussettes, de sacs à dos d’école, etc. La demande est très très forte, on prend tous les dons», explique-t-elle.

Pour cette travailleuse sociale, la directive émise il y a quatre ans par Québec ne fait « aucun sens », autant « du point de vue social qu'économique ».

« On a des centaines de familles qui ont leur permis de travail, qui sont francophones, qui seraient prêtes à travailler. Mais la garderie privée coûte 50 $ par jour. Au salaire d’une préposée aux bénéficiaires, une mère monoparentale n’est pas capable d’avancer l’argent», assure-t-elle.

Au-delà de se sentir « enfermée » à la maison, ce qui inquiète le plus Delma, ce sont les retards de développement de son fils.

« Il ne parle pas… Il ne veut même pas dire « maman». Ma fille, à son âge, elle dansait, elle parlait, elle chantait : si tu as de la joie au cœur, frappe les mains! Si tu as de la joie au cœur, bouge les fesses! » fredonne Delma en riant et en tapant des mains.

Sa voix s’assombrit : «Je voudrais que mon fils puisse s'épanouir, se développer. En Haïti, j’avais une famille, une garderie. Ma fille allait chez sa grand-mère, chez sa tante…»

Delma est dans un cercle vicieux, comme des milliers de parents demandeurs d’asile.

Le calcul est simple : son appartement coûte 815 $ par mois. Son revenu, un chèque de l’aide sociale, s’élève à 996 $ par mois.

Même si elle réussit à doubler ses revenus en devenant préposée aux bénéficiaires, le coût d’une garderie privée viendra alors doubler ses dépenses. «C’est impossible de joindre les deux bouts», dit-elle.

Delma doit payer toutes ses autres factures (épicerie, transport, électricité, téléphone, etc.) avec les 250 $ que son mari lui envoie tous les trois mois. C’est l’équivalent de presque tout son salaire de professeur en Haïti, ce qui l’oblige à y rester. Les enfants s’ennuient de leur père et Delma n’en peut plus d’être à la maison.

Delma a peu de choix devant elle : trouver un emploi plus payant, faire garder son fils par une voisine malgré les importants retards qu'il présente ou… espérer obtenir une place en garderie à 8,50 $.

«Je prie tous les jours, tous les jours», insiste-t-elle.

La fameuse directive du 10 avril 2018

Ce jour-là, un fonctionnaire du ministère de la Famille, sous le gouvernement Couillard, envoie un courriel aux gestionnaires de garderies subventionnées. La directive est claire : les parents en attente d’un statut de réfugié n’y ont plus accès.

C’est une onde de choc dans le réseau de la petite enfance.

«Il y a des enfants qui ont été expulsés des CPE du jour au lendemain. Dans certains CPE, il pouvait y avoir cinq à six familles, des enfants qui se retrouvaient à quitter leurs amis. Des mamans dont les emplois étaient menacés d’un seul coup», explique la directrice générale d’un CPE de Montréal qui a accepté de nous parler sous le couvert de l’anonymat.

«Les travailleuses sociales nous disaient : "Mais qu’est-ce qu’on fait avec les enfants?" Ça m’a semblé complètement inhumain.»

Un jugement attendu

Cette directive, qui sera maintenue par le gouvernement Legault, réinterprète l’article 3 du Règlement sur la contribution réduite. Elle est en ce moment contestée devant les tribunaux.

Selon Me Sibel Ataogul et Me Guillaume Grenier, qui représentent les demandeurs d’asile, cette restriction est discriminatoire puisqu’elle désavantage des personnes en fonction de leur statut social, tout particulièrement les femmes (surreprésentées dans la garde des enfants) et pénalise «des centaines, voire des milliers d’enfants».

Les avocats du cabinet Melançon Marceau Grenier Cohen plaident que le règlement doit être annulé ou modifié puisqu’il est inconstitutionnel en vertu des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Celles-ci garantissent notamment l’égalité «sans distinction» de la condition sociale ou du sexe.

Or, selon Me Manuel Klein et Me David Tremblay, pour le Procureur général, pour déterminer que la mesure porte atteinte à ces droits fondamentaux, il faut démontrer que la restriction désavantage particulièrement les demandeurs d’asile, ce que la partie adverse échouerait à faire, estiment-ils.

«Je ne crois pas qu’elle remplisse son fardeau de dire que la disposition a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer un désavantage», a soutenu Me Klein durant les audiences du 22 avril en Cour supérieure, en citant la jurisprudence. Selon Québec, les femmes et les enfants ne sont pas «davantage» pénalisés par cette mesure. En somme, leurs difficultés découleraient d’une «problématique sociale» plus large.

Les avocats du gouvernement soulignent également que cette restriction est justifiée dans le contexte d’afflux massif de migrants au Québec, des délais d’attente déraisonnables en matière de demandes d’asile (traitées par le fédéral) et en raison du fait que les listes d'attente s'allongent pour une place à 8,50 $ en garderie.

Des retards de langage chez les enfants

Pédiatre depuis 30 ans, Sanja Stovanovic connaît bien les demandeurs d’asile. Dans un rapport d'expertise déposé en cour pour la partie demanderesse, que Radio-Canada a pu consulter, elle conclut que l’impossibilité pour ceux-ci de placer leurs enfants dans une garderie avec un projet éducatif a des conséquences désastreuses sur leur développement.

«Ce que je vois de pire, ce sont des enfants qui sont assis dans leur coin, tout tristes, qui ne communiquent pas, ou qui ont envie de communiquer, mais ne savent pas comment. Des enfants qui regardent un jouet, mais qui ne savent pas quoi en faire», raconte celle qui se spécialise auprès de familles migrantes à Montréal depuis cinq ans.

Des parents qui font garder leurs enfants par une voisine «qui les place devant la télévision» parce qu'ils «n’ont pas d’autres choix s’ils veulent travailler», la pédiatre en a vu plusieurs.

«J’ai vu des enfants faire des phrases en anglais alors que personne autour d’eux ne parle anglais. Parce qu’ils répètent des phrases de séries télévisées… de Bob l’éponge en anglais. C’est ça le plus dur, vous savez, l’impact sur le manque de communication.»

Mais dès que les enfants entrent dans une garderie, les progrès sont perceptibles en quelques mois. Elle le constate chaque fois que les parents obtiennent, parfois après de longues années, le statut de réfugié.

«Les enfants se mettent à parler, à apprendre des routines, à suivre les autres, à s’asseoir à table pour manger, à ne pas courir partout. [...] C’est à en pleurer de rage, des fois, de se dire : mais comment ça, ils n’ont pas pu avoir ça avant? Des fois, ils ont quatre ou cinq ans et personne n’a pu dépister des retards de langage ou des troubles de l’autisme. Les parents disent : "non, non… la gardienne n’a pas remarqué". Mais la gardienne n’a aucune formation là-dedans!» dénonce-t-elle.

Ces CPE qui aident «clandestinement» les enfants

L’histoire de Carole* (nom fictif), directrice d’un CPE à Montréal, illustre le rôle déterminant que peut jouer une garderie avec un programme éducatif auprès de ces enfants.

Avril 2020. Le Québec est plongé dans la première vague de la pandémie. Les garderies ferment, mais il y a des exceptions, notamment pour accueillir des enfants dits «à risques».

C’est dans ce contexte que les intervenants d’un CLSC suggèrent au CPE de Carole d'accueillir un garçon «à risque d’abus physiques». Les notes au dossier, que Radio-Canada a obtenues, évoquent la «fragilité émotive des parents».

La mère est enceinte d’un deuxième enfant. La famille a fait l’objet d’un signalement à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

Le CPE décide de prendre l’enfant sous son aile. En quelques mois, les progrès sont notoires :

« Madame nous partage que, depuis qu'il a commencé à fréquenter le CPE, cela va beaucoup mieux avec L. (son fils), qu'il écoute au lieu de taper sa maman lorsqu'elle lui dit non. Madame se sent du coup beaucoup plus patiente avec son fils. »

— Une citation de  Extrait des notes au dossier

Mais la mesure d’urgence qui permet d’accorder au garçon une place au CPE n’est que temporaire durant la pandémie.

Une travailleuse sociale tire la sonnette d’alarme auprès de la DPJ à cet effet, prévenant que cet important «filet de sécurité pour l’enfant» peut être annulé à tout moment.

Le 19 mai 2020, la mesure d’urgence prend fin. Le CPE choisit de garder l’enfant… clandestinement.

« Nous n’avons pas eu le cœur d’expulser la famille après avoir constaté à quel point le CPE était bénéfique pour l’enfant et pour les parents. »

— Une citation de  Carole*, directrice d’un CPE de Montréal

«La DPJ a récemment fermé le dossier. La mère s’ouvre de plus en plus. Elle a de plus en plus confiance en elle comme parent», nous écrit Carole. «Et le bébé se développe bien. Le grand frère est soutenu pour ses difficultés de langage et commence à pouvoir exprimer ses besoins et à gérer ses émotions. Le papa s’implique de plus en plus dans l’éducation de ses enfants».

«Vous savez, dans le réseau des CPE, on respecte rigoureusement les règles, assure la directrice. On est reconnus pour ça. Pour la qualité de nos services. On a pris le risque d’enfreindre une réglementation. Un risque de recevoir des pénalités, de perdre des subventions, mais à un moment donné… tu fais un choix éthique plutôt qu’administratif», confie celle qui cumule plus de 20 ans d’expérience à ce poste.

La détresse des mères isolées

La professeure à l'École de travail social de l'Université McGill, Jill Hanley, s’est intéressée au cas de 325 familles demandeuses d’asile entre 2017 et 2018. Elle émet une série de recommandations dans un rapport d’expertise déposé en cour, pour la partie demanderesse, que Radio-Canada a parcouru.

La cofondatrice du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants conclut que les conséquences pour les parents, en particulier les mères, qui ne peuvent pas suivre des cours de francisation ni aller sur le marché du travail, sont «irréparables» dans certains cas.

«Elles sont sur l’aide sociale. Ça les garde dans un état de pauvreté qui a un impact immédiat sur la famille. Les femmes parlent de tourner en rond… Quand leur dossier prend plusieurs années, ça devient impossible de faire reconnaître leurs compétences professionnelles dans leur pays d’origine. Elles doivent tout recommencer. Ça cause un dommage irréparable», insiste-t-elle en entrevue téléphonique.

Pour Pauline Marois, la «mère des CPE», les débats devant les tribunaux sont une chose, la responsabilité des élus en est une autre.

«Écrire un règlement» n’est jamais «facile», reconnaît-elle. Mais, ultimement, «on ne peut pas dire que le gouvernement n’est pas responsable de ses effets. Il est responsable d’adopter un règlement qui vise à protéger, à défendre, à encadrer. Il y a un objectif, il faut que l’objectif atteigne ses buts», fait valoir celle qui a mis en place le réseau en 1997.

Selon l’ex-première ministre, le gouvernement Legault perd de vue dans cette affaire le tout premier article de la Loi sur les services de garde qui stipule qu’elle a pour objet d’offrir «le bien-être et l’égalité des chances» à tous les enfants.

«On ne devrait refuser aucun enfant, peu importe le statut de ses parents, à un service de garde et à l’accès à l’école. Je regarde ce qui se passe en Ukraine actuellement, ça nous tire les larmes. […] Je comprends que c’est une situation exceptionnelle, on veut les aider, mais on devrait avoir la même attitude au Québec», estime-t-elle.

«À partir du moment où un enfant est sur notre territoire, l’habite [...], peu importe la situation dans laquelle ses parents se trouvent, on ne devrait jamais, jamais pénaliser les enfants», insiste Mme Marois.

«Il me semble que c’est la base d’un système humanitaire qui est responsable, qui est bienveillant, qui est généreux. C'est une question de justice sociale.»

Au moment d’écrire ces lignes, un vendredi, Delma enchaînait les démarches pour tenter de faire garder son fils à la dernière minute, afin d’accepter un contrat d'une semaine dans un CHSLD de Châteauguay.

«Les mères comme nous, on immigre dans un pays étranger… On n'est pas chez soi. [...] Une garderie, ce n’est pas superflu, c’est nécessaire», soutient-elle.

«Ces personnes sont ici pendant deux ans, trois ans (en attente du traitement de leur dossier)», souligne Maryse Poisson, du Collectif Bienvenue. «Ça ne fait aucun sens, socialement et économiquement, de les maintenir enfermées à la maison, ce sont des personnes qui peuvent contribuer à la société. Je connais beaucoup de migrants qui travaillent dans notre système de santé, dans nos CHSLD… Ces personnes sont en sol canadien, elles sont parmi nous», conclut la travailleuse sociale.

Le ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, a décliné notre demande d’entrevue.

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