children playing

Des parents sans garderie contraints au congé forcé

Printer-friendly versionSend by emailPDF version
Des travailleuses doivent rester à la maison, incapables de trouver une place pour leur bambin
Author: 
Scali, Dominique
Format: 
Article
Publication Date: 
4 Jul 2021
AVAILABILITY

EXCERPTS

Des préposées aux bénéficiaires qui démissionnent. Une enseignante qui a tenté de s’inscrire sur l’aide sociale. Les témoignages de mères contraintes au congé en raison du manque de places en garderie se multiplient.

« J’ai perdu mon salaire, mon expérience, mon ancienneté », énumère Kim Arsenault, 25 ans, préposée aux bénéficiaires à Victoriaville.  

Il y a un an, son congé de maternité prenait fin. Alors que le milieu de la santé s’arrache les gens de son métier, elle n’a pas pu retourner travailler, faute de place en garderie pour son petit Édouard. 

Elle n’en trouve nulle part : ni en centre de la petite enfance (CPE), ni en garderie privée, ni en milieu familial. « On a même baissé nos critères au niveau des horaires », relate-t-elle. 

Elle a pourtant tout essayé : les appels téléphoniques, les annonces sur Facebook. « Rien, rien, rien », constate-t-elle. 

Et, un an plus tard, elle n’a toujours rien trouvé. « C’est renversant. »

Afin de joindre les deux bouts, elle travaille comme gouvernante dans un hôtel quand son conjoint est à la maison, les fins de semaine et jours fériés, en attendant de pouvoir renfiler l’habit de préposée.

Par milliers

Le Journal a parlé à une quinzaine de mères qui sont en congé sans solde ou qui se retrouveront bientôt au chômage forcé pour la même raison. 

Combien de parents sont dans cette situation ? Le ministère de la Famille l’ignore. 

On sait qu’il y a 51 000 enfants en attente d’une place. Il y aurait donc de 35 000 à 42 000 parents actuellement empêchés de travailler, faute de garderie, selon les estimations de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ).

« Ce chiffre nous apparaît très élevé », notamment parce qu’une partie de ces travailleurs sont encore en congé parental, indique par courriel Esther Chouinard, des relations médias du ministère de la Famille. 

Reste que ce phénomène, accentué par la pandémie, se fait aussi sentir du côté des employeurs et gestionnaires. Il fait même craindre un recul pour la condition des femmes.

Frôler l’éviction

Des mères monoparentales sont d’ailleurs coincées dans des situations désolantes, comme Fanny (nom fictif), 27 ans, qui a préféré garder l’anonymat. 

Cette préposée aux bénéficiaires de la région de Granby ne devrait pas manquer de boulot, mais elle n’a pas trouvé de garderie au terme de son congé de maternité.

« Je suis sans revenu depuis mars [...] J’ai fait ma demande à l’aide sociale, mais je n’ai pas été acceptée encore. C’est l’enfer. » 

Et si ce n’était l’aide d’un membre de sa famille, elle se serait fait évincer de son logement, ajoute-t-elle. 

Un impact sur l’économie du Québec

Le phénomène des parents en congé forcé inquiète même du côté des employeurs et pourrait coûter plusieurs milliards de dollars à une économie déjà en pénurie de main-d’œuvre. 

« C’est vraiment préoccupant », dit Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines. 

Souvent, des patrons se retrouvent le bec à l’eau ou avec une surcharge de travail quand un parent doit prolonger son congé et que le remplaçant s’est déjà trouvé un autre contrat ailleurs, illustre-t-elle. 

« Nos entreprises cherchent à embaucher », rappelle Pierre Fortin, professeur émérite en sciences économiques à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ainsi, ce qui freine le retour des femmes au travail vient aussi freiner l’économie du Québec. 

Une partie des parents en attente d’une place arrivent sans doute à se débrouiller avec l’aide de membres de la famille, présume M. Fortin. 

Mais en supposant que 60 % des parents n’aient aucun plan de rechange, on peut déduire un impact de 1,5 à 2 milliards $ sur l’économie, calcule-t-il.

Du côté de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), l’estimation est de 2 à 2,4 milliards $. 

Recul pour les femmes

Sur le plan familial, c’est presque toujours la carrière de la femme qui écope, observe Myriam Lapointe-Gagnon, du mouvement Ma place au travail, qui dénonce le manque de places en garderie. Un sondage réalisé auprès de ses membres révèle que dans 75 % des cas, c’est la mère qui reste à la maison.

« C’est évident que c’est un recul » pour la condition des femmes, souligne Sonia Éthier, présidente de la CSQ. Car pendant qu’elles sont confinées à la maison, non seulement elles n’ont pas de salaire, mais elles perdent aussi en avancement et opportunités.  

« La relance économique du gouvernement mise beaucoup sur le béton, sur des domaines typiquement masculins », comme la construction et les infrastructures. Or, les places en garderie ont aussi leur rôle à jouer, ajoute Mme Éthier. 

Pression sans précédent

« Jamais il n’y a eu autant de places dans les garderies et en même temps, jamais on n’a eu autant de pression de la part des parents pour qu’il y en ait », avoue le ministre de la Famille, Mathieu Lacombe.

« Avant, c’était considéré comme un privilège. Maintenant, c’est pratiquement un droit [...] Ça démontre que le rêve des Camil Bouchard et Pauline Marois [...] s’est matérialisé dans l’esprit des parents d’aujourd’hui. »

Des mères qui n’en reviennent pas 

Elle doit refuser les offres

« En ce moment, il faut choisir entre avoir un enfant et vivre dignement », lance Elisabeth Brazeau, 27 ans, de Thetford Mines. 

Il ne lui reste qu’une session d’études à faire en sciences de l’éducation pour pouvoir enseigner au primaire. Elle pourrait déjà accepter des petits contrats de remplacement dans les écoles et autres boulots connexes. 

Dans les derniers mois, elle en a refusé au moins quatre, faute de garderie pour sa petite Lia, 10 mois. 

« Est-ce que je vais devoir attendre que mon enfant entre à la maternelle avant de retourner travailler ? »  

Comme elle est mère monoparentale, elle a même fait une demande à l’aide sociale, qui a été rejetée, car elle a des économies. « Il faudrait presque que je sois à la rue », s’étonne-t-elle.

Attendue au bloc opératoire

« Je sais que mes collègues sont dans le jus en ce moment », s’inquiète Isabelle Bérubé, une infirmière de 40 ans qui est attendue en septembre au bloc opératoire de l’hôpital de Saint-Jérôme. 

Comme il s’agit d’une « surspécialité », ce genre de poste est difficile à remplacer, explique-t-elle. 

« [Dans certains milieux] les filles sont constamment de garde, tout le monde est fatigué. Il y en a plein qui n’ont pas eu droit à leurs vacances. »

Elle aurait donc l’impression de mettre l’hôpital dans le trouble si elle devait repousser son retour.

Or, elle ne trouve aucune place en garderie pour sa fille de 8 mois. 

« J’aurais le droit de prendre une autre année de congé à mes frais, mais je n’ai pas les moyens. »

« Je vais être enragée après le système » si la situation ne change pas, avoue-t-elle. 

En 2021 comme en 1961

Dominique Parent, 26 ans, n’en revient pas. 

« Je suis en train de prendre conscience que je ne retournerai pas à [l’université] à l’automne ». 

Cette mère de Québec n’a toujours pas trouvé de place en garderie pour son petit Benjamin, 10 mois. De sa cour, elle a une vue sur un CPE où elle sait qu’elle n’a aucune chance de se faufiler. Elle est prise dans un cercle vicieux : si elle n’est plus étudiante, elle perd la priorité qui lui accorderait peut-être une place au CPE de l’Université Laval. Et c’est justement cette place qui lui permettrait de commencer sa maîtrise en sexologie.

À moins d’un heureux revirement, elle devra passer la prochaine année à la maison, à s’occuper de son enfant et à faire le ménage, comme au temps de sa grand-mère, illustre-t-elle. 

« Ce qui me trouble, c’est qu’on est en 2021 et on parle encore de ça. »

Un an sans revenu

Geneviève Gagnon, 38 ans, pourrait être en train de donner des soins à domicile à des personnes diabétiques qui en ont grandement besoin. 

Mais elle a dû démissionner de son poste en juillet dernier, faute d’une place en garderie pour son garçon qui a maintenant 2 ans. 

« Ça me met en colère. Je pourrais retourner travailler. Je pourrais donner à la société », témoigne cette auxiliaire en santé de Trois-Rivières. 

Mélissa (nom fictif), 37 ans, est, elle aussi, en congé forcé depuis avril.

« Ne plus être indépendante financièrement, je trouve ça vraiment difficile », avoue cette analyste financière de Victoriaville, qui a accepté de parler de façon anonyme. 

Difficile sur l’ego

« Quand je suis à l’épicerie, je suis obligée de demander à mon conjoint de me transférer de l’argent. C’est difficile sur l’ego », avoue Sandra Lussier, 32 ans, de Laval.  

« C’est mon chum qui paie tout : mon cell, mes assurances, ma partie d’hypothèque, l’épicerie, énumère-t-elle. J’ai dû piger dans mes économies. »

Cette technicienne en travail social était censée retourner au boulot à la fin février. 

D’une certaine façon, elle a gagné à la loto : elle a trouvé une place en CPE pour sa petite Billie, 14 mois... mais pour la fin juin. Or, cette date a ensuite été repoussée au mois d’août par manque d’éducatrices. Son congé aura donc été étiré de six mois. 

« Je suis choyée de passer ces moments avec ma fille », précise-t-elle. 

Mais pendant ce temps, elle n’est pas en train de donner du soutien à domicile à des gens en perte d’autonomie. 

« Ce sont les usagers et le reste de mon équipe qui paient le prix. Ça double la charge de travail [des autres], ça fait qu’il y a plus d’épuisement professionnel. C’est une roue qui tourne. »

Region: